Habiletés sociales
Le port du masque : quelles conséquences sur les habiletés sociales ?
Depuis le début de la pandémie de COVID-19, la population mondiale a dû faire face à un stress chronique alimenté par la peur du virus, les informations contradictoires et la pérennisation des gestes barrières, en particulier le port du masque, utilisé comme moyen de lutte contre la propagation de l’épidémie.
La santé mentale impactée depuis la pandémie.
De nombreuses études internationales ont montré que les populations étaient extrêmement angoissées1.
L’étude française Coviprev, qui suit la santé mentale des Français, a montré, en mai 2022, soit 2 ans après le début de la crise, et plusieurs mois après le début de la vaccination et du reflux de l’épidémie, que 67% des français déclarent avoir des problèmes de sommeil (plus 18 points par rapport au niveau hors épidémie) , 1/4 des français montre des signes d’un état anxieux (plus 12 points par rapport au niveau hors épidémie) et 15% des français montrent des signes d’un état dépressif (plus 5 points par rapport au niveau hors épidémie).
Aux États-Unis, des auteurs 2 ont alerté sur l’augmentation de la quantité de symptômes liés à l’anxiété ressentie par la population et aussi sur l’impact négatif de celle-ci sur les interactions sociales.
L’enquête E cocoon, du CHU de Toulouse, a montré qu’un enfant sur 5 était victime de stress post traumatique suite au confinement. D’autres voix partout dans le monde ont alerté sur l’état psychique des enfants mais aussi de leurs parents.
Le masque est la partie encore visible et la plus présente dans nos vies de la présence du SARS COV 2 au quotidien, pouvant alimenter le cercle anxiogène.
Au-delà de l’impact psychologique, les masques faciaux influencent la capacité humaine à déduire des émotions en observant les configurations faciales.
Beaucoup d’études se sont saisies depuis les années 70 de la question de la reconnaissance faciale et de celles des émotions, hors du contexte de pandémie que nous connaissons aujourd’hui.
Certaines d’entre elles se sont attachées à cartographier la reconnaissance des émotions selon leur type et leur lieu de manifestation sur le visage, avec des résultats parfois contradictoires. Même si un très grand nombre d’entre elles a été mené en laboratoire sur des photographies, sans contexte ou mouvement, ce qui constitue un biais important, la seule constante dans toutes ces études est une perturbation de la reconnaissance faciale des émotions, en qualité ou en vitesse de reconnaissance, lorsqu’une partie du visage est cachée.
En effet, ce sont les traits du visage qui permettent de déterminer l’identité de l’autre3. Les émotions se lisent principalement sur le visage dans son ensemble4 mais quelques traits saillants permettent la reconnaissance spécifique de certaines émotions5, que chaque Humain a besoin de comprendre et d’utiliser pour interagir avec ses pairs.
Même si de nombreuses études ont montré que les yeux étaient une partie très saillante du visage6, et qu’ils sont un des principaux facteurs de reconnaissance faciale, d’autres études 7 ont montré que l’informativité se retrouvait dans l’intégralité du visage et non pas dans les traits portés par les yeux ou la bouche isolément.
Les masques faciaux couvrent environ 60 à 70 % de la zone du visage. Bien qu’il manque des recherches spécifiques sur leurs conséquences sur la reconnaissance émotionnelle, des études ont montré que l’occlusion partielle du visage, par exemple par des lunettes de soleil 8 ou par des foulards 9, est un obstacle supplémentaire à la lecture précise des émotions à partir des expressions faciales 10. Fondamentalement, ils couvrent donc une zone du visage qui est cruciale pour la communication non verbale des états émotionnels.
Les adultes scannent les configurations faciales de manière holistique, glanant des informations de la bouche, du nez et d’autres parties du visage, qui ne sont pas accessibles lorsqu’ils portent un masque.
Freud et al. (2020) ont prouvé que l’analyse par le regard des traits du visage de l’interlocuteur était moins performante lorsque celui-ci portait un masque.
Nous insistons sur le fait que le masque cache la bouche, la mâchoire et le nez, et perturbe la reconnaissance du visage de l’autre, parfois même la reconnaissance de son identité.
Des malentendus courants.
Dans une revue de littérature, Pavlova et Sokolov (2021) ont relevé les différentes erreurs de reconnaissance les plus courantes en présence de masques faciaux. Ainsi, les émotions négatives prennent le pas sur les émotions positives qui sont souvent, à tort, confondues avec des émotions neutres. Les sourires « sociaux », utilisés par politesse, ne sont plus perçus, et les vrais (dits de » Duchêne »), sont aussi moins fréquemment reconnus, donnant une dimension moins humaine aux interactions sociales.
Des inégalités dans les capacités adaptatives face à la communication masquée.
D’autres caractéristiques influencent la reconnaissance du visage: le sexe et l’âge, à la fois de l’interlocuteur et du locuteur 11 . Ainsi, nous ne sommes pas égaux face à la communication masquée, selon nos capacités d’empathie, notre âge, notre culture et nos expériences, ni selon notre sexe12.
Les personnes âgées 13 ou handicapées 14, les enfants en plein développement au moins jusqu’à 9 ans, et les bébés verront leur compréhension des émotions perturbées par le masquage de l’adulte référent, ou de leurs camarades. Ainsi, bien que les expressions faciales ne soient pas notre seule et unique source d’informations, car nous pouvons également nous appuyer sur la posture corporelle, les caractéristiques vocales15 , et le contexte social 16, les masques faciaux peuvent fortement compliquer l’interaction sociale car ils perturbent la lecture des émotions à partir de l’expression faciale, en particulier chez les personnes vulnérables ou ne pouvant avoir recours aux autres informations sensorielles par manque de compétence ou d’expérience (petits).
Chez les enfants scolarisés.
Très peu d’études se sont intéressées à la reconnaissance des émotions chez le public d’âge scolaire en situation de port du masque, et elles sont contradictoires.
Selon l’étude de Ruba et Pollak (2020), les enfants de 7 à 13 ans peuvent raisonnablement déduire si quelqu’un portant un masque est triste ou en colère, en se basant uniquement sur la région des yeux. Les résultats étaient sensiblement équivalents que l’interlocuteur ait le visage caché par des lunettes de soleil ou par un masque.
Des auteurs postulent que les visages rencontrés en situation réelle sont scannés différemment des photos de visages utilisées dans les expérimentations de laboratoire et que les enfants sont aidés par le contexte de vie quotidienne.
Ces données supposent que les enfants doivent avoir atteint un certain niveau de compétence attentionnelle, et donc un certain âge, pour obtenir les mêmes résultats que les adultes dans la compréhension des expressions faciales. Ces études expliqueraient la moins bonne reconnaissance chez les jeunes enfants de 3 à 5 ans qui se concentrent presque exclusivement sur les expressions faciales, tandis que les enfants de 8 ou 9 ans s’appuient sur le contexte et leurs expériences passées17. Ainsi, les tout-petits sont donc plus affectés par l’utilisation du masque, suggérant l’importance des signaux faciaux pour le développement précoce du raisonnement émotionnel et des compétences sociales.
Ces observations vont dans le même sens que les résultats suggérant que le développement du raisonnement émotionnel et, en particulier, l’inférence des états émotionnels à partir de l’observation des visages, continue de se développer de la maternelle au milieu de l’enfance et de l’adolescence 18.
Les études montrent donc des difficultés d’accès aux différentes émotions, aux vrais et faux sourires, des confusions entre des expressions heureuses et des expressions neutres, de la confusion entre colère et dégoût : cela a-t-il pu affecter les capacités émotionnelles des enfants d’âge scolaire ? Ne doit-on pas s’en inquiéter quand on sait qu’entre mai 2020 et mars 2022, les expériences sociales des jeunes enfants se sont limitées quasi exclusivement à des interactions avec des adultes masqués ?
Et pour les bébés ?
Dès la naissance, le bébé est attiré par le triangle formé par les yeux et la bouche de l’adulte19. Le masque en occulte la moitié.
En décembre 2020, un questionnaire sur l’impact du masque sur les jeunes enfants est diffusé auprès de tous les professionnels de la petite enfance, 600 y répondront 20. Ce questionnaire a recueilli des observations autour des relations socio-affectives entre les jeunes enfants et les adultes qui les accueillent. Avant cette étude, de nombreux adultes y compris des professionnels de la petite enfance pensaient que le port du masque ne posait pas de problème aux enfants, car ceux-ci n’y réagissaient pas négativement. En effet, seul 1/3 des professionnels rapportaient des tentatives chez les enfants de leur ôter le masque. Toutefois, 2/3 des professionnels relevaient des réactions négatives chez les bébés de moins d’un an lorsqu’ils enlevaient le masque (pleurs ou peurs). Par ailleurs, les professionnels avaient remarqué une diminution des sourires et une réduction des séquences d’imitation. Le sourire participe au développement du langage et à la co-régulation émotionnelle qui lie les enfants à autrui et est nécessaire à l’ajustement affectif.
D’autre part, pour les auteures, l’absence de réaction est confondue, à tort, avec de l’indifférence. Elles font la distinction entre 2 phénomènes : l’adaptation, qui contribue positivement au développement du bébé et l’habituation, qui est simplement un phénomène de gestion du stress. L’enfant qui s’adapte continue positivement son développement normal, l’enfant qui s’habitue fait juste baisser son taux de stress. L’hypothèse retenue par ces chercheuses est que le bébé s’habitue au masque mais ne s’y adapte pas et cela pèserait sur son développement.
En conclusion.
Différentes études nous montrent que nous devrions nous inquiéter de l’utilisation prolongée du masque, car il influence notre capacité à déduire les expressions faciales à tout âge, et encore plus chez les tout-petits.
Se pose alors la question de savoir si une privation des traits visuels du visage, comme celle que nous avons vécue en raison de la pandémie de COVID-19, pourrait altérer ou retarder le développement des habiletés sociales associées à la perception des visages.
De futurs travaux longitudinaux sont nécessaires pour déterminer si le défi social auquel ces enfants sont confrontés aura un impact sur leur capacité future à interagir avec les autres.
En attendant, le principe de précaution s’impose : le Collectif National des Orthophonistes de France dit NON AU RETOUR DES MASQUES.
1 C. González-Sanguino, B. Ausín, M. ÁngelCastellanos, J. Saiz, A. López-Gómez, C. Ugidos, M. Muñoz, Mental health consequences during the initial stage of the 2020 coronavirus pandemic (COVID-19) in Spain, Brain Behav. Immun. (2020), 10.1016/j.bbi.2020.05.040 R. Munoz-Navarro, A. Cano-Vindel, F. Schmitz, R. Cabello, P. Fernandez-Berrocal, Emotional distress and associated sociodemographic risk factors during the COVID-19 outbreak in Spain medRxiv (2020)
2 Czeisler et al., 2020 ; Ettman et al., 2020 ; Taquet et al., 2020
3 Bruce & Young, 1986 ; Willis & Todorov, 2006
4 Baron-Cohen et al., 1997a ; Smith et al., 2005 ; Wegrzyn et al., 2017
5 Ekman, 1972
6 Argyle, 1970 ; Blazhenkova, 2017 ; Goldstein & Mackenberg, 1966 ; Itier et al., 2007 ; James et al., 2010 ; Janik et al. , 1978
7 Gilad et al., (2009), Baron-Cohen et al. ( 1997a )
8 Roberson et al., 2012
9 Kret et de Gelder, 2012
10 Bassili, 1979
11Alice Proverbio et Alice Cerri, 2022. https://www.researchgate.net/publication/361333823_The_Recognition_of_Facial_Expressions_Under_Surgical_Masks_The_Primacy_of_Anger
12 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/22509011/
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/26480247/
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19682907/
https:// www.ffri.hr/~ibrdar/komunikacija/seminari/Ekman,%201987%20-%20Universals%20and%20cultural%20differences%20in%20facial%20.pdf
13https://cognitiveresearchjournal.springeropen.com/articles/10.1186/s41235-021-00353-7 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/24364989/
15 Golan et al., 2006
16 Mondloch, 2012
17 Leitzke et Pollak, 2016
18 Herba et al., 2006
19 ANAE volume 34- Tome 1- Février 2022
20 Questionnaire conçu par Anna Tcherkassof, chercheure en psychologie sociale sur la communication émotionnelle non verbale, au laboratoire LIP/PC2S de l’université Grenoble- Alpes, Monique Bousquet, psychomotricienne– formatrice, Marie Hélène Hurtig puéricultrice – formatrice, Marie Paule Thollon Behar, psychologue et docteur en psychologie du développement.